Devant vous, le champ jaune s’étend à perte de vue. L’odeur est subtile. Vous aimeriez bien toucher le sommet des plantes du creux de vos mains. Le ciel est d’un bleu profond. Au loin, des montagnes se dressent.

Vous êtes dans le décor type des Prairies. Là où l’on produit la moutarde de la planète.

Chaque année, plus de 317 000 tonnes de moutarde sont consommées dans le monde. Mais en 2021, les fortes pluies du début de la saison, suivies d’une sécheresse, ont eu un effet dévastateur sur les récoltes canadiennes. Ça laisse bien des amateurs de moutarde de Dijon sur leur faim. Heureusement, cette année, les champs refleurissent.

Voyage aux sources de la moutarde.

Les champs de moutarde de la Saskatchewan. Photo : SpreadtheMustard.com

Le long voyage de la moutarde

Notre amour pour la moutarde a une très longue histoire. Il y a plus de 5000 ans, en Inde et en Chine, on s’en servait pour aviver les plats. Son huile faisait office d’anesthésiant, on s’en gargarisait, on la transformait en onguent, elle combattait les rhumatismes — et c’est encore le cas. On la mâchait pour soulager les maux de dents, on prenait même des bains de pieds à la moutarde!

Au temps de l’Empire, les Romains en auraient importé en Angleterre et en France. Les plants de moutarde côtoient les vignes de la Bourgogne et d’ailleurs.

Au Canada, les premières productions ont lieu en 1936 en Alberta. Il s’agissait surtout de moutarde blanche, indigène de la Méditerranée et de l’Europe centrale. Aujourd’hui, on y fait pousser la moutarde jaune, pour les amateurs de baseball (c’est la fameuse moutarde à hot-dog) d’Amérique du Nord, la mayonnaise et les vinaigrettes. La moutarde brune est envoyée en Europe, pour les moutardes de style européen comme la Maille et la Grey Poupon; l’orientale sert aux huiles d’Asie.

«La France, qui fait de la Dijon depuis des lustres, s’approvisionne dans les Prairies», fait valoir Julien Morin, un pilote de ligne qui s’est fait moutardier pendant la pandémie.

Les graines de moutarde canadiennes font de longs voyages jusqu’en France et au Japon. Photo : SpreadtheMustard.com

La meilleure moutarde

La Saskatchewan, autrefois réservoir de fourrures, s’impose aujourd’hui comme réserve mondiale de moutarde. À elle seule, la province produit de 80 à 90 % de la moutarde canadienne, la balance poussant sous le ciel bleu de l’Alberta et du Manitoba.

Environ la moitié de la production reste au pays. Le reste voyage jusqu’en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, en Pologne, jusqu’au Japon. La Maille et la Grey Poupon seraient très canadiennes.

Au rang des acheteurs, le Saguenéen Simon Pierre Murdock, à l’origine de Canada Sauce et de Morille Québec, auteur d’un recueil de recettes inspirées de produits sauvages comme les champignons, les têtes de violon et les branches de sapin, Cuisine sauvage. Explorer, récolter et cuisiner la forêt boréale, paru en 2021 aux Éditions Pratico-Pratiques. Pour lui, la moutarde des Prairies, c’est la meilleure.

Ce qu’il aime tant de cette plante relevée? Sa simplicité, mais surtout son universalité. Comme le ketchup et la relish, «c’est un sujet national, comme de parler du retour des Nordiques. C’est surprenant l’étendue des discussions qu’on a là-dessus!»

La production de moutarde

Comment cet entrepreneur gourmand, cueilleur dans ses temps libres, consomme-t-il sa moutarde? «Je farcis les truites que je pêche avec de la moutarde, de l’oignon, des champignons pour la faire cuire entière sur le BBQ.» L’hiver, il pique son rôti de bœuf ou son gigot d’agneau à l’ail et le fait mariner dans la moutarde avec plein d’oignons. «En rosbif, c’est magique. C’est incroyable.»

Il est allé à plusieurs reprises explorer les champs de moutarde des Prairies. En Saskatchewan seulement, on compte près de 3000 producteurs. Au cours des cinq dernières années, en moyenne, 400 000 hectares de terre ont été consacrés au plant de moutarde et à ses graines tant convoitées.

«Pourquoi acheter un produit qui pousse chez nous, qui est envoyé par conteneur dans un autre continent, et qui nous revient une fois transformé», se questionne Julien Morin, qui s’approvisionne aussi surtout en Saskatchewan pour produire les différentes déclinaisons de La Morin.

Ce qui fait croire aux deux moutardiers qu’on peut produire encore plus de moutarde jaune ou de moutarde de Dijon en sol canadien. Ou même des produits dérivés : la Black Fox Farm and Distillery de Saskatoon produit un gin à la moutarde!

«Il y a peut-être des petites productions artisanales en émergence», espère Julien Morin, qui a développé l’art du trempage et du broyage pour rendre hommage à son grand-père amateur de moutarde. Ce qu’il produit : une moutarde «qui monte vraiment au nez, avec l’effet wasabi.»

La moutarde se décline en onguents, en poudre, en condiment… Photo : SpreatheeMustard.com

Gravelbourg : de la moutarde!

Faudrait-il que le moutardier se rende à Gravelbourg, où s’étendent des champs de moutarde à perte de vue?

La petite ville est dynamique, avec son centre culturel, son musée d’histoire locale, sa tournée patrimoniale, sa salle de cinéma et de théâtre, sa coopérative des artisans, sa bouquinerie [malheureusement fermée en décembre 2022] et son Café de Paris. Elle aime se faire connaître comme une fenêtre sur l’Europe, dans les Prairies. Entourée de champs de moutarde, elle crée un pont imaginaire entre les champs et la gastronomie française.

Vue aérienne de Gravelbourg. Photo : Archives de la Société historique de la Saskatchewan

Une meunerie s’y est installée en 2007. L’année suivante, un moutardier ouvrait ses portes. L’aventure de la moutarde aux amélanches (les Saskatoon berries), à l’ail ou à l’ail a dépassé les frontières du village, pour se retrouver sur les tablettes des épiciers de la Saskatchewan, puis de l’Alberta. Ces histoires sont malheureusement du passé, de quoi décevoir tout amateur de moutarde comme Julien Morin ou Simon Pierre Murdock. Qu’à cela ne tienne. Avec l’engouement pour le local, la flamme renaîtra peut-être.

Parce qu’autour, le champ jaune s’étend à perte de vue. L’odeur est subtile. Le ciel est d’un bleu profond. Et, après tout, vous avez peut-être un peu faim. Pour un sandwich, une salade, un burger?

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