La francophonie métissée de la Saskatchewan

Avant l’arrivée des commerçants de fourrures d’origine européenne dans l’actuelle Saskatchewan, plusieurs nations autochtones circulent sur ce territoire : Chippewayens, Cris, Assiniboines, Saulteux, Gros-Ventres et Pieds-Noirs, en quête de baies, de poissons et de petit ou gros gibier, en particulier du bison, dont ils se nourrissent. Les commerçants français, puis anglais, commencent à s’y établir au milieu du 18e siècle. Les voyageurs francophones, tout particulièrement, nouent des relations si étroites avec les femmes autochtones qu’ils engendrent le peuple métis, qui formera une part importante de la population francophone de l’actuelle Saskatchewan.

Après la découverte du potentiel agricole des prairies et la marginalisation des Autochtones et des Métis, le Canada va chercher à transformer radicalement cette région en adoptant une politique d’immigration intensive. Au tournant du 20e siècle, des centaines de milliers d’immigrants d’origines diverses s’y établissent. Parmi eux se trouvent plusieurs milliers de francophones provenant d’Europe, du Québec et des États-Unis. Le clergé catholique qui les recrute s’efforce de les regrouper pour protéger leur langue et leur culture, car ils sont en minorité dans une région où l’anglais s’impose comme langue commune.

Aujourd’hui, les Fransaskois sont 17 735 et représentent 1,6 % de la population de la Saskatchewan (selon le recensement de 2016). Cette petite communauté dynamique et bien organisée se distingue par la diversité de ses origines.

Les pionniers d’origine européenne

Ce sont les La Vérendrye, père et fils, et les Français qui suivent leurs traces entre 1734 et 1759 qui réalisent la première pénétration significative des Prairies canadiennes. Partis du lac Supérieur, ils se dirigent vers l’ouest avec leurs guides amérindiens, atteignent la rivière Rouge et le lac Winnipeg en 1738, puis poursuivent leurs explorations vers l’ouest.

En 1740, Louis-Joseph Gaultier de La Vérendrye érige un fort sur la rivière Saskatchewan, au nord-ouest du lac Winnipeg. Une dizaine d’années plus tard, le chevalier La Corne construit un premier établissement sur le territoire actuel de la Saskatchewan, plus à l’ouest sur la même rivière, sans doute dans la région de Prince Albert. Il sème pour la première fois du blé dans les Prairies canadiennes. Les Français poursuivent presque certainement leurs explorations vers l’ouest et auraient construit un fort en vue des montagnes Rocheuses, le fort La Biche, sur la rivière La Biche (Red Dear), selon des indications jusqu’ici fragmentaires colligées par la Société historique francophone de l’Alberta.

C’est Anthony Henday, un employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui effectue le premier voyage bien documenté à travers les provinces actuelles de la Saskatchewan et de l’Alberta, jusque dans la région d’Edmonton, en 1754. Il écrit à propos des Français qu’il croise à leurs forts de la rivière Saskatchewan : « Les Français parlent plusieurs langues [autochtones] à la perfection ; ils ont l’avantage sur nous en toutes choses ; et s’ils avaient du tabac du Brésil […], ils nous raviraient tout le commerce. » Cette proximité des Français avec les peuples autochtones explique en grande partie l’émergence du peuple métis, qui va jouer un rôle important dans l’histoire des Prairies canadiennes. Elle conforte également l’hypothèse que les Français circulaient déjà dans les provinces actuelles de la Saskatchewan et de l’Alberta.

Le développement de la traite de fourrures en Saskatchewan

Dans les années 1770, les profonds changements survenus en Nouvelle-France ont un impact jusque dans les Prairies. La Conquête britannique a amené d’ambitieux entrepreneurs à Montréal, où ils découvrent un réseau de voyageurs expérimentés qui connaissent les routes d’eau, les mœurs et les langues autochtones. Les Britanniques profitent de leur expertise pour relancer la traite des fourrures.

Au même moment, la Compagnie de la Baie d’Hudson, basée à Londres, quitte finalement les rives de la baie d’Hudson où elle se contentait d’attendre les Autochtones depuis un siècle. Elle construit un premier fort sur le territoire actuel de la Saskatchewan en 1774, sur la rivière du même nom. Cumberland House est situé un peu à l’est du fort français La Corne, où les commerçants de Montréal sont de retour et qu’ils utilisent comme base pour multiplier les explorations.

En 1776, Thomas Frobisher fonde un poste de traite à l’Île-à-la-Crosse, plus au nord-ouest, dans le réseau hydrographique du fleuve Churchill. D’autres commerçants de Montréal l’y rejoignent, notamment Peter Pond, qui atteint la rivière et le lac Athabasca en 1778, sur le territoire actuel de l’Alberta. L’année suivante, les principaux commerçants britanniques de Montréal s’unissent pour fonder la puissante Compagnie du Nord-Ouest (North West Company), dont la majorité des employés sont francophones, au point que la toponymie autochtone de la Saskatchewan se double d’appellations francophones. En 1787, on érige le fort Espérance sur la rivière Qu’Appelle, dans le sud de la Saskatchewan, peut-être au même endroit qu’un ancien fort de la période de la Nouvelle-France. En 1793, Alexander Mackenzie, avec ses équipiers canadiens-français, métis et autochtones atteint l’océan Pacifique. La Compagnie du Nord-Ouest a déjà exploré et cartographié en 1810 d’immenses régions des Prairies. La Compagnie de la Baie d’Hudson rivalise en construisant une série de forts dans les mêmes régions. La tension monte entre elles.

À partir de 1781, la présence accrue de Canadiens d’origine européenne dans les Prairies provoque de graves épidémies, qui déciment les populations autochtones qui ne peuvent lutter physiologiquement contre les nouvelles maladies introduites en Amérique. Ces populations chutent rapidement de moitié, des deux tiers, des trois quarts… Pendant ce temps, l’alcool coule à flots pour convaincre les chasseurs autochtones de transiger avec sa compagnie, plutôt qu’avec la rivale.

Fusion et déclin de la traite des fourrures

En 1821, la violente concurrence que se livrent ces deux compagnies – certains affrontements armés font des morts – pousse les dirigeants à les fusionner. Seule la Compagnie de la Baie d’Hudson subsiste. Dès lors, le transport par canots entre Montréal et l’Ouest diminue drastiquement, car les marchandises et les fourrures passent désormais par la baie d’Hudson. Grâce à leur génétique partiellement occidentale, les Métis, majoritairement francophones, échappent davantage aux épidémies que les Autochtones et gagnent en importance. Bien qu’ils habitent principalement l’actuel Manitoba, ils se déplacent à travers les Prairies pour chasser le bison et faire du commerce. La traite des fourrures de castor est en déclin, mais celle des peaux de bison prend de l’expansion. Les Métis transportent aussi du pemmican (mélange de graisse, de viande de bison et de fruits séchés) et diverses autres marchandises sur de longues distances avec leurs charrettes de la rivière Rouge tirées par des chevaux.

En 1857-1858, deux expéditions scientifiques établissent que de vastes régions des Prairies – notamment la Saskatchewan – sont propices à l’agriculture. Dans l’esprit des pères fondateurs du Canada, il faudrait peupler d’agriculteurs cette vaste région pour développer le pays. Deux ans après la création du Canada, en 1867, le gouvernement achète le territoire privé de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui couvre tout le nord-ouest du Canada actuel (quatre provinces et deux territoires). Le gouvernement négocie ensuite la rétrocession des terres que les Autochtones habitaient depuis des siècles en échange de compensations financières et de promesses d’assistance. En 1872, il adopte une ambitieuse politique d’immigration et en 1873, crée la Police à cheval du Nord-Ouest pour maintenir l’ordre dans ce territoire encore peu organisé.

Le peuplement d’origine européenne et les réserves amérindiennes

Ce grand projet de développement exclut les peuples autochtones et le peuple métis, dont les problèmes ont commencé sur les rives de la rivière Rouge (aujourd’hui Winnipeg), dans les années 1870. Les Métis s’opposaient alors à la perte des droits de propriété sur les terres qu’ils occupaient depuis deux ou trois générations. Après avoir obtenu certains droits et même l’entrée du gouvernement métis provisoire de Louis Riel dans la Confédération canadienne, en 1870, des forces armées envoyées par Ottawa pourchassent les Métis pour avoir jugé et exécuté un Blanc. Puis la spéculation et la discrimination provoquent le départ d’environ mille familles métisses vers le territoire actuel de la Saskatchewan.

Le gouvernement canadien reste sourd aux revendications des Métis et ne leur accorde aucun droit de propriété sur les nouvelles terres qu’ils occupent le long de la rivière Saskatchewan Sud, dans l’actuelle province de la Saskatchewan, ni l’assistance agricole qu’ils demandent pour pallier la disparition des troupeaux de bisons. En 1885, les Métis, menés par Gabriel Dumont et Louis Riel, affrontent l’armée canadienne qui vient mettre fin par la force à leurs revendications. Leur défaite à Batoche ne fait qu’empirer leur situation. Louis Riel est cette fois pendu pour haute trahison. Les Métis s’appauvrissent ensuite davantage et perdent d’autres droits, au point que plusieurs renient leur identité pour se fondre dans le flot d’immigrants qui peuple alors les Prairies.

Quant aux Autochtones, le gouvernement les parque dans des réserves et promulgue en 1876 la Loi sur les Indiens, qui les réduit au statut d’enfants de la Couronne britannique.

En 1885, 32 097 personnes habitent le territoire actuel de la Saskatchewan. La moitié est d’origine britannique et 44 % sont autochtones. Vingt-six ans plus tard, en 1911, 492 432 personnes habitent la Saskatchewan ; la moitié est toujours d’origine britannique, mais les Autochtones ne représentent plus que 2,4 % de la population. Les francophones sont eux aussi marginalisés par le flot d’immigrants de toutes nationalités qui envahit les Prairies.

L’Église et les immigrants francophones

Aujourd’hui, un très petit nombre de francophones de la Saskatchewan descend des pionniers français de l’époque de la traite des fourrures. Et les Métis francophones de cette époque ne parlent pratiquement tous que l’anglais. La plupart des Fransaskois actuels sont issus des immigrants venus du Québec et d’autres régions du Canada, des États-Unis, de France, de Belgique ou de Suisse, qui s’établissent en Saskatchewan au tournant du 20e siècle.

Après 1872, tout immigrant peut obtenir une terre de 650 mètres carrés dans les Prairies pour la somme de 10 $. L’évêque Taché de Saint-Boniface (Winnipeg) se donne comme mission de peupler cette région de francophones catholiques, sans toutefois affaiblir le bastion francophone du Québec. On envoie donc des prêtres recruteurs en France, en Suisse, en Belgique, au Luxembourg et dans plusieurs États américains où de nombreux Canadiens français ont émigré.

Pour éviter que ces francophones ne soient noyés parmi les immigrants britanniques, allemands, ukrainiens, polonais, italiens et autres, le clergé les regroupe en paroisses rurales, telles que Gravelbourg, Prud’homme, Ponteix, Saint-Brieux ou Val-Marie, où plusieurs s’adonnent à la culture du blé. Quelques autres se greffent aux missions métisses francophones existantes. D’autres choisissent les villes naissantes de Regina, de Saskatoon ou de Prince Albert pour faire du commerce ou pratiquer une profession ou un métier. Le clergé catholique est le ciment principal de toutes ces communautés francophones.

L’anglais, langue commune

En 1905, quand la Saskatchewan et l’Alberta deviennent des provinces, on convainc le premier ministre du Canada, Wilfrid Laurier, un Québécois francophone, de retrancher les dispositions qui protègent les droits des franco-catholiques, afin que l’anglais devienne langue officielle et langue commune en Saskatchewan. L’éducation en français devient donc un enjeu crucial pour la communauté, qui réussit à contourner discrètement les dispositions restreignant l’enseignement en français à la première année du primaire, puis à une heure par jour les années suivantes. En 1931, il est même interdit aux religieux et religieuses qui forment la majorité du corps professoral francophone de porter leur costume en classe, et la première année est ramenée à une heure d’enseignement en français par jour. Seul le collège classique Mathieu de Gravelbourg, qui prépare les garçons aux études supérieures ou à la prêtrise depuis 1919, est reconnu officiellement par le gouvernement provincial en 1942.

Heureusement, des progrès significatifs sont enregistrés à partir de 1968. Des écoles publiques bilingues refont leur apparition sous la pression des parents francophones. Dix ans plus tard, un réseau d’écoles françaises se développe, dont les francophones obtiennent la gestion en 1988. Une division scolaire provinciale francophone comptant douze écoles fransaskoises voit le jour en 2007, complétée par les formations postsecondaires de la Cité universitaire francophone de l’Université de Regina. La situation devient enfin favorable au plein épanouissement du français en Saskatchewan.

La place des francophones dans une société contemporaine équilibrée

Aujourd’hui, le dynamisme de la communauté fransaskoise repose sur divers organismes actifs dans plusieurs secteurs : éducation, arts, services sociaux et vie communautaire. La récente émancipation institutionnelle des habitants de langue maternelle française en Saskatchewan est gage d’avenir pour cette petite communauté de quelque 17 735 membres, qui doit relever le défi du vieillissement, particulièrement aigu dans cette province. L’immigration internationale francophone est à ce chapitre source d’espoir.

Les francophones jouissent aujourd’hui d’une plus grande reconnaissance en Saskatchewan et de meilleurs moyens pour se développer, tout comme les Métis et les Autochtones qui ont retrouvé des droits et une certaine dignité dans un pays certes multiculturel depuis longtemps, mais désormais plus ouvert à toutes les différences.