Les francophones du Manitoba, pionniers dans l’Ouest canadien

En 1738, Pierre Gaultier de La Vérendrye atteint le confluent des rivières Rouge et Assiniboine, où les nations amérindiennes se rencontrent depuis des siècles. Il y construit un premier fort à l’emplacement de l’actuelle ville de Winnipeg. L’étroite collaboration entre les Autochtones et les Français donnera naissance au peuple métis, dont le futur meneur, Louis Riel, fera entrer la province du Manitoba dans la Confédération canadienne en 1870.

Pendant plus d’un siècle, les Français et les Métis francophones sont les habitants d’origine européenne les plus nombreux sur le territoire actuel du Manitoba. L’Église catholique les y rejoints à compter de 1818 et développe les premiers services d’éducation et de santé. À partir de 1867, la création du Canada transforme cette région. Une vague migratoire de plusieurs centaines de milliers de personnes, surtout d’origine britannique, déferle dans les Prairies. Avant la fin du 19e siècle, les francophones représentent moins de 10 % de la population et l’anglais est décrété seule langue officielle au Manitoba.

Les Franco-Manitobains réussiront néanmoins à conserver leur langue et leur culture. Depuis les années 1970, leur situation s’améliore sous plusieurs rapports. Ils sont aujourd’hui 46 055, soit 3,7 % de la population (selon le recensement de 2016), surtout concentrés à Winnipeg, où ils animent une vie culturelle et sociale dynamique. L’immigration internationale francophone constitue un apport de plus en plus précieux.

L’arrivée des Français sur le territoire actuel du Manitoba

À leur arrivée sur le territoire actuel du Manitoba, les Français s’allient aux Assiniboines, aux Saulteux et aux Cris pour faire le commerce des fourrures. Ces Autochtones habitent la région depuis des milliers d’années. Grâce à eux, les Français s’intègrent aux réseaux d’échange autochtones préexistants et découvrent le territoire. En général, les relations entre les deux peuples sont harmonieuses, car les Français connaissent bien les us et coutumes autochtones et respectent les intérêts de leurs indispensables partenaires.

Dès le milieu du 18e siècle, à plus de 2000 kilomètres de la Nouvelle-France – c’est-à-dire à quelque six mois de trajet en canot –, plusieurs Français s’unissent à des femmes autochtones, parfois de façon durable. Cette pratique coutumière dans les alliances entre Autochtones , qu’adoptent également les Français, est très efficace pour favoriser le commerce, apprendre les langues et s’intégrer aux communautés. Le peuple métis, qui jouera un rôle important dans les Prairies et sera un proche allié des Français, apparaît dès cette époque.

Entre 1734, lorsque les Français atteignent pour la première fois le lac Winnipeg, et la fin du Régime français, en 1760, ils auront construit une dizaine de forts et sillonné presque tout le Manitoba actuel. C’est pourquoi lorsque les Écossais relancent la traite des fourrures au début du Régime anglais, leurs employés francophones seront un élément clé de la relance du commerce des fourrures dans l’Ouest.

La Compagnie du Nord-Ouest

Les premières petites entreprises de traite de fourrures basées à Montréal se regroupent en une grande compagnie dominante en 1779, la Compagnie du Nord-Ouest (CNO). Pendant presque 50 ans, les Canadiens français formeront la grande majorité de ses employés sous contrat. Ils vont circuler à travers le Manitoba actuel et certains d’entre eux vont y résider pendant quelques années, ou pour le reste de leur vie, au milieu de leur parenté métisse francophone. Ces Métis sont souvent qualifiés d’« hommes libres », car ils n’ont en général pas de contrat d’engagement avec la CNO, et n’en auront pas plus tard avec la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH). Ils sont néanmoins très liés à la CNO et aux Canadiens français, dont ils partagent la langue, la religion et des liens familiaux.

La situation des francophones, qu’ils soient canadiens-français ou métis, change avec l’arrivée de quelques centaines de colons écossais et irlandais en 1812, quand Thomas Douglas, Lord Selkirk, actionnaire majoritaire de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) fonde la colonie d’Assiniboia, tout près du principal établissement métis de la rivière Rouge, à l’emplacement actuel de la ville de Winnipeg. Cette colonie anglophone étroitement liée à la CBH, rivale de la CNO, s’établit sur un territoire qui appartient légalement à la CBH. Sa présence va accentuer les tensions qui existaient déjà entre ces deux grandes compagnies et provoquer des affrontements de plus en plus violents. Un affrontement marquant se produit en 1816 : la bataille meurtrière de la Grenouillère (Seven Oaks en anglais),

L’affrontement fait une vingtaine de victimes et aura plusieurs conséquences. La crise du commerce des fourrures atteint son paroxysme à la fin des années 1810 et conduit à la fusion des deux compagnies rivales en 1821. La CBH absorbe alors la CNO. Cette bataille fait également prendre conscience aux Métis qu’ils ont une culture et des intérêts communs. Ils se percevront dorénavant comme un peuple. Enfin, avec l’arrivée de ces anglophones s’amorce le déclin de la présence et du pouvoir francophones dans cette région.

L’apport de l’Église catholique

À cette époque, la communauté francophone métisse et canadienne-française de la rivière Rouge n’est guère prospère. Un de ses meneurs, Jean-Baptiste Lagimodière, qui est arrivé en 1806 avec sa femme, Marie-Anne Gaboury (réputée la première « blanche » à vivre à la rivière Rouge ; ce couple est perçu comme l’ancêtre des Canadiens français du Manitoba), aurait demandé à Lord Selkirk, qui était de passage dans sa colonie d’Assiniboia, de faire venir des prêtres pour éduquer et mettre de l’ordre chez les francophones. Lord Selkirk accepte de les aider et favorise l’établissement des deux premiers missionnaires catholiques francophones, qui arrivent à la rivière Rouge en 1818.

Lord Selkirk dispose d’abondantes ressources et concède à ces religieux une grande étendue de terre à même sa colonie de la Rivière-Rouge, un territoire qu’il a reçu de la CBH. Ils y construisent une première église dédiée à saint Boniface, ouvrent des écoles et font venir des colons canadiens-français pour développer l’agriculture. En 1831, la population de la Rivière-Rouge s’élève à 2 390 personnes, réparties en 262 familles catholiques francophones et 198 protestantes anglophones. Le gouverneur suivant de la CBH, Georges Simpson, fait de la rivière Rouge sa base opérationnelle dans l’Ouest et continue à soutenir ces missionnaires catholiques dont il admire le travail exemplaire, malgré leurs maigres ressources.

La CBH finance donc en partie l’ambitieuse cathédrale que l’évêque Provencher fait construire pour remplacer la première église. Elle est achevée en 1839. Cinq ans plus tard, des sœurs grises de Montréal construisent un couvent pour jeunes filles. En 1854, le collège de Saint-Boniface ouvre ses portes pour éduquer les garçons. La paroisse de Saint-Boniface compte alors plus de 2 000 habitants. Deux mille autres catholiques francophones habitent Saint-François-Xavier, Saint-Norbert et Saint-Charles. En proportion, les familles métisses ou amérindiennes sont nettement majoritaires et les francophones sont beaucoup plus nombreux que les anglophones.

Si les membres de l’Église se dévouent pour les Métis et les Amérindiens, autour de Saint-Boniface et ailleurs dans l’Ouest, jusqu’au cercle polaire et aux montagnes Rocheuses, car les responsabilités de l’évêque de Saint-Boniface s’étendent sur un immense territoire, ils poursuivent néanmoins un objectif « civilisateur », tout comme le conseil d’Assiniboia qu’a mis en place la CBH. Car ces dirigeants d’origine européenne sont convaincus de la supériorité de leur culture et veulent la transmettre aux Métis et aux Autochtones.

Louis Riel et les résistances des Métis

La population de la colonie de la Rivière-Rouge éprouve maintes difficultés. Comme partout ailleurs en Amérique, les contacts entre la population blanche et les Autochtones provoquent des épidémies causées par les maladies importées d’Europe que le système immunitaire des indigènes ne peut combattre. Depuis qu’un navire à vapeur circule sur la rivière Rouge et que le chemin de fer se développe aux États-Unis, on fait moins appel aux Métis pour transporter des marchandises dans leurs charrettes à bœuf. De plus, le bison se fait rare et le commerce de peaux de bison et de pemmican que dominent les Métis en souffre. Enfin, les sécheresses et les insectes ravageurs nuisent à l’agriculture.

Quand le Canada, créé en 1867, acquiert le territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1870, sans tenir compte des populations qui l’habitent, les tensions montent entre les Autochtones et les Métis, d’un côté, et le gouvernement du Canada et les colons d’origine britannique de l’autre. Car leur vision du nouveau territoire canadien diverge. Le lieutenant-gouverneur de ce nouveau territoire, William McDougall, nommé par le gouvernement, et les équipes d’arpenteurs chargés de tracer une route et de cadastrer les terres des Métis, qu’aucun droit de propriété écrit ne protège, affichent ouvertement leur hostilité à l’égard des Métis. Se sentant menacés, ceux-ci se regroupent autour de Louis Riel et perturbent le travail des arpenteurs, puis bloquent le passage de McDougall à Saint-Norbert, en octobre 1869. Un mois plus tard, les Métis s’emparent du fort Garry, qui sert de siège économique et politique de la colonie, et Riel instaure un gouvernement provisoire. En janvier 1870, il débat de l’avenir du territoire avec le représentant du gouvernement fédéral Donald Smith.

L’évêque de Saint-Boniface, Alexandre Taché, avait vu venir cette crise. Pour l’éviter, il avait insisté pour que le gouvernement canadien respecte les droits des Métis. L’abbé Ritchot, curé de Saint-Norbert, défend lui aussi la cause des Métis. Il est l’un des trois délégués envoyés à Ottawa en 1870 pour négocier une sortie de crise et obtenir l’entrée du Manitoba dans la Confédération. Le gouvernement canadien accède à plusieurs demandes métisses et intègre le Manitoba dans la Confédération, comme province bilingue (français-anglais). Mais l’amnistie générale réclamée par les négociateurs du gouvernement provisoire n’est accordée qu’en partie ; Riel en est exclu. Plus grave encore, l’opinion publique des colons protestants anglophones de l’Ontario, fortement opposés aux Métis, pousse le premier ministre John A. Macdonald à punir les Métis pour avoir condamné et exécuté Thomas Scott, un fanatique irlandais qui avait tenté de renverser le gouvernement provisoire de Riel. Des forces armées envoyées quelques mois plus tard à Saint-Boniface vont mater violemment les Métis. L’Église cherche à convaincre ces derniers de ne pas riposter, car ils doivent faire confiance aux promesses du gouvernement canadien…

Mais le gouvernement Macdonald n’est pas favorable aux Métis et ne remplit qu’en partie ses promesses. Ces derniers sont victimes des nouveaux arrivants hostiles et des spéculateurs qui convoitent leurs terres. De 1870 jusqu’à la fin des années 1880, les Métis vont subir une série de vexations, parfois violentes, qui les pénalisent et les marginalisent de plus en plus. Exilé en 1870, Riel sera pendu pour haute trahison après avoir participé à la seconde résistance métisse à Batoche, en 1885. Malgré des efforts sincères de l’évêque Taché et de quelques autres missionnaires francophones en faveur des Métis – auxquels ils avaient recommandé précédemment l’obéissance et la soumission –, les Métis seront rapidement marginalisés et exclus de la province qu’ils avaient créée.

Les francophones deviennent minoritaires

La situation des Canadiens français du Manitoba se détériore également devant l’afflux de colons anglo-protestants de l’Ontario et d’immigrants d’origine britannique. Bien que des écoles francophones et catholiques soient créées, comme il était prévu dans la Loi sur le Manitoba négociée entre le gouvernement provisoire et le gouvernement fédéral, il est urgent de maintenir un certain équilibre démographique. On crée donc la Société de colonisation du Manitoba, qui tente de recruter des colons francophones au Canada et aux États-Unis. Les résultats sont décevants. On tente ensuite d’attirer des Français, des Belges et des Suisses. Seul un petit nombre immigre au Manitoba, de sorte que les francophones se retrouvent rapidement en nette minorité.

En 1890, le gouvernement du Manitoba décrète que l’anglais est la seule langue officielle de la province. Puis il abolit le système d’enseignement public confessionnel, qui permet à la minorité catholique de s’instruire en français. En 1916, il interdit complètement l’éducation en toute langue autre que l’anglais.

Maintenir la langue et la culture françaises

En 1894, les Métis et les Canadiens français créent l’Association Saint-Jean-Baptiste de Saint-Boniface, qui regroupe tous les francophones catholiques et défend leurs intérêts. Les immigrants francophones ont tendance à se regrouper par villages, des Français à Notre-Dame-de-Lourdes, des Belges à Bruxelles. Les Canadiens français grossissent les rangs de la communauté de Saint-Boniface et fondent de nouveaux villages, comme Saint-Malo ou Saint-Georges. Au total, ces francophones représentent environ 7 % de la population à la toute fin du 19e siècle. En 1902, la création de la Société historique de Saint-Boniface permet de valoriser l’héritage francophone catholique. En 1908, l’incorporation de la ville de Saint-Boniface favorise le maintien d’une forte communauté francophone à Winnipeg, la métropole de l’Ouest.

En matière d’éducation, l’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba vise à contourner l’interdiction de 1916. Elle agit comme une sorte de ministère d’éducation parallèle. Au moyen de concours, de bourses et de soutien aux professeurs, l’enseignement en français subsiste malgré la loi, dont l’application est mal surveillée. Le collège classique privé de Saint-Boniface poursuit également ses activités en français. Cette période de résistance clandestine se termine en 1967, quand une nouvelle loi permet à nouveau d’enseigner en français à mi-temps dans les écoles publiques. Les progrès seront ensuite réguliers, ce qui mène à la création de la Division scolaire franco-manitobaine en 1994. Celle-ci compte quelque 5200 élèves dans 23 écoles en 2016.

Un autre gain majeur survient en 1979, quand Georges Forest remporte la cause qu’il a portée jusqu’en Cour suprême du Canada, à propos d’une contravention rédigée uniquement en anglais. La Cour déclare inconstitutionnelle la loi de 1890, qui faisait de l’anglais la seule langue officielle du Manitoba, car elle contrevient aux conditions d’accession du Manitoba à la Confédération canadienne en 1870. Sur le plan culturel, la vitalité des Franco-Manitobains se manifeste de plusieurs façons : le journal La Liberté fondé en 1913, le théâtre Cercle Molière créé en 1925, la station de radio privée Radio Saint-Boniface ouverte en 1946. Puis, à partir des années 1960, le développement d’infrastructures culturelles s’accélère : musée, centre d’archives, centre culturel, stations de radio et de télévision, galeries d’art, festival, concours de chanson francophone… Ces gains et cette effervescence compensent en partie les fortes pressions assimilatrices à l’anglais.

Quel avenir pour les francophones du Manitoba ?

Les développements récents, incluant la formation d’un regroupement de gens d’affaires francophones qui misent sur le bilinguisme pour stimuler l’économie manitobaine, sont encourageants. Mais ils ne peuvent cacher le fait que la proportion de la population de langue maternelle française a diminué d’environ un point de pourcentage ces 25 dernières années. C’est pourquoi des efforts accrus portent sur le recrutement d’immigrants francophones, provenant notamment de pays dits non traditionnels, spécialement du continent africain. Ces immigrants contribuent déjà au dynamisme des quelque 46 055 francophones qui vivent aujourd’hui au Manitoba et regardent l’avenir avec optimisme, car le statut du français s’est beaucoup amélioré et le nombre de personnes capables de tenir une conversation en français est aussi en croissance. Quant aux Métis, leurs droits ont été reconnus dans la Constitution de 1982, ainsi que par la province du Manitoba en 2016. Une minorité d’entre eux parlent encore le français, mais la majorité des Métis est désormais anglophone. Depuis 2008, le Manitoba célèbre la Journée Louis Riel Day, un jour férié en mémoire du fondateur du Manitoba.