L’héritage du capitaine Joseph-Elzéar Bernier/Kapitaikallak au Nunavut

Joseph-Elzéar Bernier, devenu à l’âge de 17 ans le plus jeune capitaine de l’histoire du Canada, est un marin d’exception. Après avoir réalisé des traversées record de l’Atlantique à bord de voiliers de commerce, dans les années 1870 et 1880, il réoriente sa carrière pour devenir le plus grand explorateur canadien de l’océan Arctique. Entre 1906 et 1909, il prend possession de plusieurs territoires nordiques au nom du Canada, confirmant la souveraineté canadienne dans cette vaste région peu peuplée. Bernier et son équipage nouent de bonnes relations avec les Inuits, qu’ils côtoient régulièrement pendant les longs séjours qu’ils effectuent dans le Nord. Bernier, que les Inuits surnomment affectueusement Kapitaikallak, « le petit gros capitaine », poursuit une activité commerciale auprès d’eux jusqu’en 1917. L’exposition itinérante Ilititaa… Bernier, ses hommes et les Inuits présentée au Musée maritime du Québec à L’Islet, où Bernier est né, et au Musée Nunatta Sunakkutaangit à Iqaluit, au Nunavut, en 2001-2002, souligne d’autres aspects de l’héritage laissé par ces francophones en territoire inuit.

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Gestes historiques et relations amicales

Les prises de possession de territoire de Joseph-Elzéar Bernier dans l’Arctique représentent sans doute, sur le plan historique, son principal héritage. En 1906, il est successivement de passage à l’île Melville, dans l’ouest de l’archipel arctique canadien, puis à l’île de Baffin, dans l’est de cet archipel, pour revendiquer ces territoires au nom du Canada. Deux ans plus tard, le 1er juillet 1908, il procède à l’annexion considérée comme définitive de tout l’archipel arctique nord-américain à Winter Harbour, sur l’île Melville, en apposant une plaque commémorative sur le rocher Parry. L’exposition Ilititaa… Bernier, ses hommes et les Inuits présente des aspects plus personnels de l’héritage du capitaine Bernier et de son équipage, reliés aux bonnes relations que ces Qallunaat, ces « Blancs avec de gros sourcils », ont nouées avec les Inuits.

Bernier et les membres de son équipage, des francophones, arrivent au nord de l’île de Baffin 15 ans avant la Compagnie de la Baie d’Hudson et 20 ans avant les premiers missionnaires. Ils sont les premiers à tisser des liens étroits, empreints de respect, avec les Inuits. Ceux-ci leur servent de guides et ils habillent les Qallunaat selon leurs traditions pour les protéger de l’hiver. Les marins leur apprennent à utiliser les longues-vues, les armes à feu et les cartes géographiques. Ils dansent et mangent ensemble. Les Inuits montent à bord du navire de Bernier et quelques marins explorent des milliers de kilomètres en compagnie d’Inuits pour cartographier le territoire.

Durant la Première Guerre mondiale, Wilfrid Caron, demeuré au poste de commerce que Bernier a établi à Pond Inlet (Mittimatalik en inuktitut), passe trois ans et demi seul parmi les Inuits de la terre de Baffin, parce que la guerre empêche Bernier de retourner dans l’Arctique. Wilfrid Caron, nommé Quvviunginnaq (« les yeux mouillés » en inuktitut, car les grands froids rendaient ses yeux humides), apprend la langue et les mœurs inuites et il prend femme, Inuguk Panikpak, avec qui il a plusieurs enfants. Cette union matrimoniale et culturelle rapprochera encore plus étroitement Bernier et les autres membres de son équipage des Inuits avec qui ils font du troc.

Un patrimoine multiple parfois étonnant

Au cours du voyage que Bernier effectue pour son compte dans l’Arctique pendant l’hiver 1914-1915, le cinéaste qu’il a embarqué avec lui tourne le premier film documentaire sur l’Arctique canadien, Land of the Midnight Sun. Un grand nombre des premières photographies des Inuits ont aussi été prises par Bernier et ses hommes au début du 20e siècle. Bernier a aussi recueilli beaucoup d’autres informations sur les Inuits, qu’il considérait comme les gardiens du Nord, avant que le contact régulier de ceux-ci avec des commerçants et des missionnaires provoque des transformations de plus en plus prononcées de leur mode de vie. Conscient de l’étendue de leurs connaissances et de leur générosité, Bernier estimait qu’il fallait bien traiter les Inuits et préserver leur culture. Il a tenté de développer un sentiment de responsabilité nationale à l’égard de ce peuple, notamment en militant contre leur délocalisation. Cette attitude respectueuse explique que les Inuits conservent un très bon souvenir du capitaine Bernier. Les aînés de Mittimatalik (Pond Inlet) parlent encore de Kapitaikallak (le capitaine Bernier) comme d’un Qallunaat qui respectait leurs ancêtres, les traitait comme ses semblables et portait volontiers leurs costumes traditionnels.

L’un des héritages des relations étroites qu’ont développées ces marins francophones avec certains Inuits est la chanson Ilititaa, qui figure dans le titre de l’exposition qui leur est consacrée. Des Inuits qui connaissaient cette chanson la chantaient sans en comprendre le sens, croyant qu’il s’agissait d’une très vieille chanson traditionnelle inuite. En fait, ses paroles sont une légère déformation de la chanson traditionnelle française Il était un petit navire, que chantait souvent Wilfrid Caron, alias Quvviunginnaq : « Ilititaa puutinnaviru, kinava ja ja javinavigi, kinava ja ja javinavigi, ouri ouri », au lieu de « Il était un petit navire, qui n’avait ja, ja, jamais navigué, qui n’avait ja, ja, jamais navigué, ohé, ohé ». Des descendants du couple Caron-Panikpak l’ont répandue auprès d’autres Inuits qui n’en connaissaient pas l’origine.

Au Nunavut, à l’exception des souvenirs encore vivaces de certains Inuits, le patrimoine associé au capitaine Bernier et à son équipage n’est guère mis en valeur, notamment parce que les lieux qu’ils ont fréquentés sont souvent difficiles d’accès. L’exposition Ilititaa… Bernier, ses hommes et les Inuits peut cependant être consultée en ligne. En 2001, des descendants inuits du couple Caron-Panikpak sont venus à L’Islet rencontrer d’autres membres québécois de la famille Caron. La rencontre familiale a été chaleureuse et émouvante. Ils venaient participer à l’inauguration de l’exposition consacrée à leur ancêtre, au capitaine Bernier et à leurs compagnons inuits et québécois.

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