De la discrétion à l’enthousiasme : le français et les francophones en Colombie-Britannique
Pendant longtemps, la langue française et les francophones sont restés dans l’ombre en Colombie-Britannique. Les pionniers fondateurs canadiens-français et métis francophones, qui étaient en majorité pendant les 50 premières années de la colonisation européenne, mais qui n’étaient pas des dirigeants, ont été oubliés. Car la fièvre de l’or a transformé le tissu social de ce territoire spectaculaire et mis les francophones en minorité en 1858. Dès son entrée dans la Confédération canadienne, en 1871, la Colombie-Britannique a fortement affiché son caractère britannique.
La francophonie contemporaine dans cette province de la côte ouest est néanmoins effervescente depuis les débuts du nouveau millénaire, puisqu’un réel engouement pour le français s’y manifeste de plusieurs façons. L’éducation en français s’y est développée rapidement, du niveau préscolaire au niveau universitaire. Les classes d’immersion française y sont particulièrement populaires. L’immigration francophone internationale y est forte. Même le secteur économique et touristique francophone a le vent dans les voiles.
Il est réjouissant de voir que l’une des populations de langue maternelle française parmi les moins nombreuses au Canada, en proportion de l’ensemble de la population, soit environ 1,6 % (71 705 personnes selon le recensement de 2016), bénéficie d’une modeste, mais bien réelle croissance. Elle est désormais perçue comme un atout, voire une force de cette province réputée pour ses nombreux attraits et ressources naturels.
Les pionniers d’origine européenne de la Colombie-Britannique sont surtout francophones
En 1793, six francophones font partie des huit premières personnes d’origine européenne à circuler sur l’actuel territoire de la Colombie-Britannique. Ils accompagnent l’explorateur Alexander Mackenzie, et son second, Alexander Mackay, lors de sa célèbre traversée des montagnes Rocheuses jusqu’à l’océan Pacifique. Pendant longtemps, pourtant, l’histoire n’a pas cru bon de mentionner la contribution déterminante des Joseph Landry, Charles Doucette, François Beaulieu, Baptiste Bisson, François Courtois et Jacques Beauchamp, même si ces voyageurs canadiens-français et métis d’expérience ont rendu ce succès possible, en plus des deux guides amérindiens qui sont demeurés anonymes. En fait, ce sont des Canadiens français comme eux, et les Métis issus de leur mariage avec des femmes autochtones, qui possèdent le plus d’expertise dans les déplacements en canot, la survie en forêt et les relations avec les peuples autochtones, qui rendent possibles l’exploration et l’expansion du commerce des fourrures dans l’actuelle Colombie-Britannique. Ces Canadiens français et ces Métis francophones représentent autour de 80 % des employés de la Compagnie du Nord-Ouest, qui est la seule à y pratiquer ce commerce jusqu’à la fusion avec la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1821.
Cet oubli des nombreux Canadiens français et Métis francophones qui accompagnent les explorateurs et les dirigeants comme Simon Fraser, David Thompson et Georges Simpson tend à s’estomper, car des recherches récentes mettent en lumière le rôle clé joué par ces subalternes doués. Sous cet angle, on reconnaît maintenant la contribution de centaines de Canadiens français et de Métis francophones qui travaillent pour la Compagnie du Nord-Ouest lorsque celle-ci s’implante en Colombie-Britannique actuelle, au début du 19e siècle.
Collaboration des Canadiens français, des Autochtones et des Métis
Ces employés canadiens-français marient des femmes autochtones à la manière du pays. Ils adoptent donc certaines valeurs amérindiennes, apprennent les langues et développent des relations complémentaires pacifiques avec les Autochtones. Ces capacités favorisent grandement le commerce des fourrures et l’implantation progressive des Canadiens d’origine européenne dans cette région du pays.
En 1798, la Compagnie du Nord-Ouest construit un premier poste de traite dans le nord de la Colombie-Britannique. En 1806, trois forts sont en activité à l’ouest de la ligne de partage des eaux, du côté de l’océan Pacifique. L’année suivante, David Thompson amorce les explorations qui le conduiront jusqu’à l’embouchure du fleuve Columbia, qui deviendra pendant 30 ans la principale route des voyageurs à travers les Rocheuses jusqu’au Pacifique. La construction d’une vingtaine de postes de traite et l’identification des routes terrestres et maritimes qui les relient se poursuivent régulièrement, avant et après la fusion avec la Compagnie de la Baie d’Hudson. Certains de ces postes deviendront des villes, comme les forts Victoria, George (Prince George), Hope, Langley, Nelson ou Kamloops.
À partir de 1821, lorsque la Compagnie de la Baie d’Hudson absorbe la Compagnie du Nord-Ouest, la position dominante des employés canadiens-français et métis dans le commerce des fourrures va connaître un lent déclin. Bien que la compagnie continue de miser sur leur expertise, car ils sont habitués à ce territoire difficile et aux nations autochtones de la Colombie-Britannique, elle se montre moins favorable à leur égard. Dans les années 1850, ils sont nombreux à délaisser cette occupation.
Le rôle capital des religieux et religieuses francophones
Le premier missionnaire à œuvrer sur le territoire actuel de la Colombie-Britannique est Modeste Demers, un francophone né au Bas-Canada (le Québec actuel). Il arrive au fort Victoria en 1843, où James Douglas est le commandant. Ce petit fort de la Compagnie de la Baie d’Hudson deviendra la capitale de la province et Douglas, le premier gouverneur de la colonie de Colombie-Britannique en 1858. Il est marié à une Métisse francophone et parle le français. Il soutiendra Demers, qui est nommé évêque de cet immense territoire et qui a de grands projets, malgré le peu de ressources dont il dispose. Avec quelques prêtres canadiens-français, quelques sœurs de Sainte-Anne venues du Bas-Canada (le Québec actuel) et quelques pères oblats venus de France et de Belgique, Demers va créer les premières infrastructures religieuses, éducationnelles et hospitalières de Victoria. Puis, avec l’aide d’autres congrégations francophones, ces religieux et religieuses étendront leur action à quelques autres communautés naissantes comme New Westminster et Vancouver, ainsi que dans la vallée de l’Okanagan et auprès de plusieurs nations autochtones.
L’une des initiatives les plus connues est celle du père Charles Pandosy, un oblat né à Marseilles qui fonde une mission dans la vallée de l’Okanagan en 1860, sur le site de l’actuelle ville de Kelowna. Il y introduit la culture de la vigne et de la pomme ainsi que le premier bétail à cornes. Plusieurs Canadiens français s’établissent aux alentours et font partie des premiers agriculteurs et des premiers administrateurs de cette vallée. Ils s’implantent également à Vernon, à Kamloops et à Lumby, dans la même région.
Ces religieux et religieuses francophones vont perpétuer jusqu’au tournant du 20e siècle l’usage de la langue française dans des communautés mixtes, canadiennes-françaises, métisses, anglophones et autochtones, en utilisant aussi une langue locale créée pour les besoins du commerce des fourrures, le chinook, qui mélange le français, les langues indigènes et quelques mots d’anglais. Ces missionnaires sont en général bien accueillis par les Autochtones, qui ont une expérience positive des relations qui les liaient aux francophones à l’époque de la traite des fourrures.
La transition historique de la ruée vers l’or
L’avancement des Canadiens français et des Métis dans la Compagnie de la Baie d’Hudson est complètement bloqué. C’est pourquoi plusieurs délaissent la traite des fourrures lorsqu’on découvre de l’or sur la côte ouest américaine, en 1849. Les démissions sont beaucoup plus nombreuses lorsqu’on trouve de l’or sur place, en Colombie-Britannique, en 1858.
Cette ruée vers l’or amène à Victoria, puis dans la vallée du Fraser et dans les zones montagneuses, plus de 30 000 personnes en quelques mois. L’économie de la traite des fourrures s’en trouve bouleversée, ainsi que les rapports des habitants d’origine européenne avec les Autochtones, puisque la majorité des chercheurs d’or sont Américains et méprisent les indigènes. Les francophones, qui étaient en majorité, se trouvent tout à coup noyés dans une population massivement anglo-saxonne, bien qu’environ 1000 Français d’origine fassent partie des migrants de la ruée vers l’or.
Le tissu social et l’économie de la future Colombie-Britannique se diversifient. Les francophones se dispersent. Ils utilisent leur connaissance du territoire pour faire du transport. Ils deviennent agriculteurs. Ils se font bûcherons et seront également nombreux à participer à la prochaine révolution, celle du chemin de fer qui reliera la côte ouest et les régions de l’intérieur au reste du Canada, un pays créé en 1867 et que rejoint la Colombie-Britannique en 1871, à condition que l’on construise ce chemin de fer.
Les régions et les villes
Partout, après la ruée vers l’or de 1858, les francophones sont en minorité. Ils forment généralement moins de 5 % de la population. Dans plusieurs régions, grâce à la présence des religieux de langue française qui étendent leur présence et procurent une assise aux petites communautés francophones, les Canadiens français conserveront longtemps leur langue et leur culture, même s’ils deviennent bilingues. Ils travaillent dans les mines et dans l’industrie du bois qui se développe à la fin du 19e siècle pour répondre à l’explosion démographique des Prairies ; ils travaillent aussi dans les pêcheries et en agriculture, dans les transports et l’hôtellerie. Dans certaines régions, par exemple dans la vallée de l’Okanagan, ils sont un peu plus nombreux.
Une exception notable apparaît en 1909 dans la vallée du fleuve Fraser, non loin de Vancouver, quand la Fraser River Lumber Company recrute au Québec et en Ontario des travailleurs canadiens-français pour faire fonctionner leur moulin à scie. Ceux-ci immigrent avec leur famille, soit environ 400 personnes, et Maillardville devient un îlot francophone durable, où des Canadiens français d’autres régions du pays continuent de s’établir, ou de transiter, jusqu’aux années 1970. Ils perpétuent à cet endroit l’une des seules communautés francophones majoritaires, ou proportionnellement fortes, de la province.
Les Canadiens français et les Français d’origine sont évidemment plus nombreux dans les deux grandes villes que sont Victoria et Vancouver. Ils disposent là d’établissements d’éducation et de santé et forment diverses associations communautaires, culturelles, sportives et commerciales. Quelques hommes d’affaires francophones connaissent beaucoup de succès, à l’exemple du Canadien français François-Xavier Martin, qui devient l’un des premiers consuls de la France à Vancouver au début du 20e siècle. Pour soutenir cette communauté d’affaires, le Crédit foncier franco-canadien ouvre une succursale au centre-ville de Vancouver et fait construire un prestigieux édifice, qui existe toujours. Dans ces villes, cependant, les pressions assimilatrices sont très fortes et plusieurs francophones perdent leur langue maternelle au fil des années, car il est rare de pouvoir travailler en français et le réseau d’éducation privé demeure peu accessible.
La francophonie contemporaine en Colombie-Britannique
En 1945, face à la menace qui pèse sur la survie du français en Colombie-Britannique, les diverses associations organisent un premier congrès de la langue française. Elles fondent alors la Fédération canadienne-française de Colombie-Britannique (aujourd’hui la Fédération des francophones de la Colombie-Britannique) pour donner plus de poids à leurs revendications et à leurs actions. Cette fédération aura un impact bénéfique sur les communautés francophones et luttera notamment pour obtenir des services d’éducation publique en français.
Il faut néanmoins attendre 1969 pour que le gouvernement provincial mette à l’essai un programme d’immersion française dans une seule école. Un programme entièrement francophone apparaît en 1977. Puis, à la suite d’une longue bataille juridique jusqu’en Cour suprême du Canada, la province amende sa loi scolaire en 1997. Deux ans plus tard, un Conseil scolaire francophone aura juridiction sur tout le territoire de la Colombie-Britannique. La progression de l’éducation publique en français sera par la suite rapide.
Un avenir prometteur
Un important changement dans la perception et le statut de la langue française en Colombie-Britannique se produit dans les années 1980 et 1990. L’irritant qu’était le français depuis plusieurs décennies devient progressivement un sujet d’intérêt. Dans les années 2000, on peut parler d’un réel engouement pour le français. La création de l’organisme Canadian Parents for French en 1997 y est pour quelque chose. Cet organisme a beaucoup promu le concept de classes d’immersion pour aider les anglophones de tout le Canada à bien apprendre le français comme langue seconde. Or, ces classes d’immersion sont particulièrement populaires en Colombie-Britannique, au point où 6,8 % de la population, soit 314 925 personnes, peuvent aujourd’hui tenir aisément une conversation en français, alors que la proportion de la population de langue maternelle française n’est que de 1,6 %.
Cet engouement se traduit par un nombre croissant de personnes qui déclarent parler régulièrement le français à la maison dans le recensement de 2016, soit le double de ce qu’on constatait 30 ans plus tôt. Le nombre de francophones croît également de façon constante, quoiqu’au même rythme que l’ensemble de la population, et conserve donc une proportion stable. Cette croissance s’explique surtout par l’immigration internationale francophone, qui est très forte depuis 1996, notamment en provenance d’Afrique, des Caraïbes et d’Asie, une caractéristique qui distingue la Colombie-Britannique des autres provinces canadiennes. Plus de la moitié des Franco-Colombiens sont d’ailleurs nés dans une autre province et presque 30 % sont nés à l’extérieur du Canada.
Aujourd’hui, les quelque 71 705 personnes de langue maternelle française de Colombie-Britannique sont principalement regroupées à Vancouver et à Victoria. C’est aussi dans le grand Vancouver que la vie culturelle francophone est la plus animée, quoique plusieurs communautés régionales organisent des événements de relative envergure à divers moments de l’année. En un mot, la francophonie se porte mieux que jamais en Colombie-Britannique, depuis l’entrée de cette province dans le Canada en 1871.