Quand l’Alberta devient une province, en 1905, des francophones fréquentent ce territoire depuis au moins 127 ans. Ils sont même les premiers Européens à s’y rendre et les plus nombreux à y pratiquer la traite des fourrures à partir de 1778. L’histoire des habitants d’origine européenne se concentre d’abord dans le nord de l’Alberta, où l’on trouve les meilleures et les plus abondantes fourrures, et aussi les plus belles terres. Le sud demeure longtemps un territoire essentiellement autochtone.

Quand les missionnaires francophones s’y implantent et y multiplient les missions auprès des Métis et des Autochtones, dans la seconde moitié du 19e siècle, un afflux de plus en plus important d’immigrants européens transforme ce territoire. Parmi eux, quelques milliers de Canadiens français et de francophones venus directement d’Europe vont prendre racine en Alberta.

Cette communauté francophone dynamique et prospère contribue au développement accéléré de la province. Mais, comme ailleurs au Canada, elle subit aussi les contrecoups de sa différence culturelle et devra lutter pour maintenir sa langue. Elle fait des gains importants à partir des années 1970, de sorte qu’aujourd’hui, les quelque 86 705 Albertains de langue maternelle française (selon le recensement de 2016) forment une communauté bien vivante et bénéficient d’une bonne organisation scolaire et communautaire. La langue française est également populaire auprès des anglophones qui sont nombreux à étudier dans les écoles d’immersion.

La traite des fourrures et les explorations

Il est très probable que des commerçants de fourrures français ont circulé sur le territoire actuel de l’Alberta au temps de la Nouvelle-France, avant 1760. Ils auraient même érigé un fort en vue des montagnes Rocheuses sur la rivière La Biche (Red Deer). Mais Anthony Henday est le premier Européen à avoir foulé de façon certaine et officielle le sol de l’Alberta, en 1754, pour le compte de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Il faut attendre la reprise de la traite des fourrures après la cession de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne, en 1763, pour que des postes de traite durables voient le jour dans le nord de l’Alberta actuelle. Peter Pond, à la tête d’une quarantaine de voyageurs francophones, est le premier à commercer avec la nation Chipewyan à la rivière et au lac Athabasca en 1778. Par la suite, la Compagnie du Nord-Ouest, basée à Montréal, va construire plusieurs forts dans le nord et l’ouest du Canada et livrer une concurrence féroce à la Compagnie de la Baie d’Hudson, basée à Londres. Ces deux compagnies établiront d’ailleurs chacune un poste de traite « à portée de mousquet » l’un de l’autre à l’emplacement actuel de la ville d’Edmonton en 1795.

Pendant les 25 années suivantes, les « voyageurs » qui participent à la traite des fourrures sur le territoire actuel de l’Alberta sont en grande majorité canadiens-français, ou métis francophones. Des missionnaires francophones les rejoignent à compter de 1838.

Les missionnaires et la transformation de l’Ouest

Les Autochtones et les Métis qui vivent sur le territoire actuel de l’Alberta au 19e siècle apprécient la pondération des missionnaires, en comparaison de l’avidité et des abus des commerçants de fourrures, au point de demander qu’on leur envoie de ces hommes de Dieu qui parlent les langues française, métisse et autochtone. Les premiers arrivent au fort Edmonton en 1842. Les missions se multiplient ensuite au lac Sainte-Anne, au fort Chipewyan, au lac La Biche et à Saint-Albert, notamment, puis à l’emplacement de la future ville de Calgary et dans les régions avoisinantes à partir de 1872. Quelques missionnaires anglo-protestants sont également présents.

Depuis 1869, deux ans après la création du Canada, les autorités gouvernementales canadiennes ont pris la relève de la Compagnie de la Baie d’Hudson dans tout l’Ouest. Conformément à la politique du gouvernement canadien, les Oblats de Marie-Immaculée, qui sont les missionnaires les plus présents en Alberta, adhèrent à l’objectif général de transformer en agriculteurs les Autochtones et les Métis à la suite de l’impact dévastateur de la disparition du bison. À leurs yeux, le passage à une économie agricole permettrait aux Autochtones de s’intégrer aux milliers d’immigrants d’origine européenne qui affluent dans les Prairies et de subvenir à leurs besoins. Plusieurs congrégations religieuses féminines, comme les Sœurs grises, venues principalement du Québec, assistent les Oblats et ouvrent parallèlement des couvents, des écoles et des hôpitaux pour desservir les populations canadiennes-françaises, métisses francophones et autochtones.

Les immigrants francophones

Malgré les efforts de recrutement de l’Église catholique dans le but d’implanter une solide communauté francophone dans la future province de l’Alberta, les résultats demeurent modestes. À peine 620 familles répondent à l’appel dans les années 1880-1890. La moitié d’entre elles proviennent des États-Unis, où ces Canadiens français avaient émigré ; les autres viennent du Québec, d’autres régions du Canada et d’Europe. D’autres familles arrivent lors d’une deuxième vague migratoire entre 1890 et 1914. Elles s’établissent à Edmonton et Calgary, ainsi que dans le nord de la province, notamment dans les localités de Morinville, de Légal, de Saint-Paul, de Bonnyville, de Mallig, de Sainte-Lina, du lac La Biche, de Plamondon et de Rivière-la-Paix.

En 1892, quand Edmonton devient une ville, les francophones forment la majorité de ses 700 habitants. En 1916, la population urbaine explose et les francophones ne comptent plus que pour 4,8 % des 53 850 habitants, soit 2600 personnes. Cette proportion se maintiendra jusqu’au milieu du 20e siècle, tant à Edmonton que dans l’ensemble de la province. En 1941, les francophones sont 50 000, concentrés dans les mêmes régions qu’à leur arrivée.

La population métisse

Les Métis francophones sont nombreux à pratiquer la traite des fourrures en Alberta au milieu du 19e siècle. Progressivement, les missionnaires tentent de les convertir à l’agriculture, tout comme les Autochtones. Le père Lacombe, un oblat né au Québec, les a suivis pour la première fois lors de leur chasse au bison dans les années 1850. Puis il a assisté à leurs malheurs successifs devant le gouvernement canadien qui cherche à les exclure, tant au Manitoba qu’en Saskatchewan, en 1870 et 1885. Tout en prônant le respect dû aux autorités, le père Lacombe a maintes fois plaidé leur cause et réclamé que leurs droits soient davantage respectés, notamment sur les terres qu’ils occupaient.

En 1896, après la disparition complète du bison, Lacombe veut « tenter quelqu’effort de rédemption en faveur de ces gens ». Il propose au premier ministre du Canada de réserver un territoire où les Métis pourront se rassembler et qu’ils pourront cultiver. Le gouvernement accepte. Une cinquantaine de familles s’établissent donc à Saint-Paul-des-Métis, en Alberta, où les Oblats construisent une chapelle, une école, une scierie et un moulin. Les perspectives semblent prometteuses. Mais les pressions pour leur faire adopter les mœurs et les valeurs euro-canadiennes et le soutien financier insuffisant conduisent l’aventure à un échec en 1909. Saint-Paul est alors ouvert aux colons québécois qui forment rapidement la majorité de la population. Cet épisode négatif s’additionne aux précédents et provoque un déclin des relations de proximité entre les Canadiens français et les Métis, qui se disperseront sur le territoire et deviendront en majorité anglophones.

Les écoles résidentielles pour jeunes Autochtones

Malgré les bonnes relations que plusieurs missionnaires entretiennent avec les Autochtones, dont ils connaissent très bien les langues et les mœurs – notamment le père Lacombe que les Cris appelaient « l’âme noble » et les Pieds-Noirs, « le bon cœur », – ils épousent de plus en plus la volonté du gouvernement canadien de les assimiler. Comme le font certains religieux protestants de l’Ontario depuis longtemps, et comme le font les Américains, ils proposent que le gouvernement finance des écoles résidentielles, des pensionnats où les enfants autochtones seront coupés de leurs parents et de leur culture, pour être élevés comme des Blancs. Cette solution radicale est mise en place en Alberta à partir de 1883, puis appliquée dans plusieurs autres provinces canadiennes pendant plus de cent ans. Ces écoles tenues par des religieux et religieuses anglophones et francophones, protestants et catholiques, provoqueront beaucoup de souffrance, de nombreux problèmes sociaux et peu de résultats positifs.

La réussite des francophones

En général, la communauté francophone de l’Alberta se débrouille bien dans son nouvel environnement. Certes, les colons traversent une période difficile au début, au point que les autorités exigent que tout pionnier apporte une réserve de nourriture d’une année lorsqu’il va s’établir sur sa terre (son « homestead »). La première habitation est sommaire, peu meublée et mal isolée. Les moustiques sont une plaie et l’eau est parfois difficile à trouver. Par contre, le territoire est giboyeux et, dans les régions rurales que choisissent les francophones, la terre est très fertile. Les hommes peuvent aussi trouver du travail en forêt, comme bûcheron, ou dans les ranchs d’élevage, comme cowboy. Après quelques années, la plupart des agriculteurs gagnent bien leur vie.

Les colons les plus entreprenants construisent un moulin, un hôtel ou un magasin. Les francophones sont très présents dans l’hôtellerie et le commerce. Ceux qui choisissent les villes d’Edmonton ou de Calgary peuvent tirer profit de plusieurs occasions d’affaires dans ces villes en forte croissance. Un nombre appréciable de francophones se taillent une place de meneurs dans leur communauté : membre ou directeur de la Chambre de commerce, conseiller municipal, député, ministre ou commissaire scolaire, comme Joseph-Henri Picard, Stanislas La Rue, les frères La Flèche, Joseph Beauchamp ou Joseph-Homidas Gariépy. Avec d’autres, moins en vue, ils habitent un quartier bourgeois d’Edmonton, près de l’église Saint-Joachim, au centre de la vie paroissiale franco-catholique.

L’apport des Européens

La reconnaissance du dynamisme et des compétences des francophones quand l’Alberta devient une province, en 1905, repose également sur la présence d’immigrants français ou belges aisés qui font des affaires en ville, s’établissent sur des ranchs ou exploitent des mines. Les frères Revillon, par exemple, originaires de Paris, font une percée dans le commerce de la fourrure à Edmonton. René Lemarchand investit dans l’immobilier de luxe et l’éleveur de chevaux réputé Frank Bernard devient président de l’Alberta Horse Breeders Association. Comme ailleurs dans les Prairies, tous les nouveaux arrivants francophones se regroupent autour de la religion et du clergé catholiques.

Les obstacles au développement de la communauté francophone

Bien que les francophones de l’Alberta jouissent d’un niveau de vie comparable à la majorité anglophone, ils doivent surmonter des obstacles qui mettent en péril leur développement.

En 1892, l’Assemblée législative des Territoires-du-Nord-Ouest – qui couvre l’ensemble des Prairies avant la création des provinces actuelles de l’Alberta, de la Saskatchewan et d’une partie du Manitoba – fait de l’anglais la seule langue d’enseignement. L’usage du français à l’école n’est autorisé qu’en première année, et limité à une heure par jour les années suivantes. La communauté compense cette restriction par diverses activités parallèles comme des concours, des journaux, du théâtre, et l’embauche d’instituteurs et de commissaires d’école francophones. Trois écoles privées, où tout se déroule en français, voient aussi le jour entre 1908 et 1926. Néanmoins, l’influence du clergé francophone et d’organismes tels que l’Association canadienne-française de l’Alberta, fondée en 1925, diminue au milieu du 20e siècle, quand l’Alberta traverse une période économique difficile. Les francophones, tout comme les huttérites et les juifs, servent alors de boucs émissaires. L’ouverture d’une station de radio francophone en 1949 est l’une des mesures de soutien à la communauté que les francophones parviennent à réaliser à cette période.

Les choses s’améliorent à partir de 1968, quand la loi permet d’enseigner en français la moitié du temps dans les écoles primaires, et jusqu’à 80 % du temps après 1976. Mais comme les anglophones sont de plus en plus nombreux à fréquenter ces écoles bilingues, qui deviennent des écoles « d’immersion française », elles deviennent en fait un important facteur d’assimilation des francophones à la communauté anglophone. L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982, permet de corriger cette situation. En 1990, par l’intermédiaire des tribunaux, les Franco-Albertains obtiennent le droit de gérer un réseau d’écoles entièrement francophones, un droit appliqué cinq ans plus tard. En 2016-2017, plus de 8500 élèves poursuivent leurs études dans ce réseau d’écoles, signe indéniable de vitalité et source d’espoir pour la communauté. De plus, le campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, à Edmonton, offre une large gamme de formations universitaires et collégiales en français.

Les Franco-Albertains aujourd’hui

Lors du recensement de 2016, 2,2 % de la population de l’Alberta se déclarait de langue maternelle française, soit 86 705 personnes. Cette population est cependant en croissance, car plusieurs francophones d’autres régions du Canada déménagent en Alberta en raison des perspectives économiques favorables. Plusieurs immigrants francophones provenant d’Europe et, de plus en plus, du Moyen-Orient et d’Afrique choisissent également de s’établir en Alberta. Cette communauté francophone est aussi plus scolarisée que la moyenne canadienne.

La grande popularité des écoles d’immersion française en Alberta – 200 écoles accueillaient tout près de 40 000 élèves en 2014 – provoque aussi un accroissement constant de la connaissance du français dans cette province, et un usage accru du français dans la population de langue maternelle anglaise, notamment dans les couples exogames où l’un des deux conjoints est francophone. Le nombre et le dynamisme des organismes francophones concentrés principalement dans les villes d’Edmonton et de Calgary contribuent aussi à la vitalité de la communauté franco-albertaine.